ÉVOLUTION DU CONCEPT DE DETTE ÉCOLOGIQUE: L'APPROCHE DES
ORGANISATIONS DE JUSTICE ENVIRONNEMENTALE
EJOLT est l'une des organisations travaillant sur le sujet de la
justice environnementale. En intégrant les connaissances de
différentes sources: universitaires et groupes d’activistes
environnementaux, cette organisation a mené des recherches, entre
outres, sur les passifs environnementaux et la dette écologique.
Pour cette raison, une présentation synthétique sur la
construction du concept de dette écologique sera faite à partir
de l'approche proposée par EJOLT, en particulier dans le rapport
N° 18 du mois de janvier 2015
1.1 La position du projet EJOLT sur la dette écologique
La problématique de la dette écologique a suscité la parution en
1992[note de bas de page:
Selon Martinez-Alier (2002: 212), la première mention de la dette
écologique a été faite par l'écoféministe allemande Eva Quistorp,
membre fondateur du Parti vert.
] de deux rapports très différents en termes d'approche et de
contenu :
• Au Chili, le rapport de Robleto & Marcelo « Daudet ecológica »
reflète un débat en cours sur la dette écologique né en
Amérique latine à la fin des années 1980 et intensifié rn 1992
(Sommet de la Terre de Rio en 1992) (cf. Gudynas 2008). Partant
du constat de l'appauvrissement de la couche d'ozone et des
coûts de santé qui en résultent dans le sud du Chili, il a
élargi le concept de dette écologique à un « patrimoine vital
de la naturalité [ce qui a été consommé et ne lui a pas été
restitué] ».
• Le rapport suédois de Jernelöv, dont le titre est traduit par «
La dette environnementale », a été écrit pour le Conseil
consultatif suédois de l'environnement et largement destiné à
un public national. Il été conçu comme une première tentative
de calcul de la dette écologique de la Suède aux générations
futures[note de bas de page:
Dans le rapport, la dette environnementale de la Suède est
évaluée à environ 260 milliards de couronnes suédoises (environ
40 milliards de dollars EU), en hausse annuelle de 6,6 milliards
de couronnes suédoises (soit 1 milliard de dollars en 2012)
(Jernelöv 1992: 7 -8).
]. Celle-ci y est définie comme « les coûts de restauration des
dommages environnementaux techno-économiques et le capital
requis pour payer les réparations récurrentes » (1992: 11).
Alors que le rapport de Robleto & Marcelo est souvent identifié
comme un appel à la prise de conscience dans les campagnes pour
une reconnaissance de la dette écologique, la conceptualisation
de la dette par Jernelöv a eu peu d'écho dans les débats
internationaux ces vingt dernières années concernant cette
problématique.
La mention faite ici parallèlement de ces deux rapports illustre
bien la portée des débats sur le concept de dette écologique au
cours des vingt dernières années. Parmi les nombreuses questions
encore non résolues : faut-il l'exprimer principalement en termes
symboliques ou devrait-il être quantifié et monétisé ? Est-ce
essentiellement un concept moral, politique ou économique ?
Devrait-il être appliqué principalement à la fracture Nord-Sud
pour compenser les injustices et inégalités historiques et
continues, ou plutôt être principalement conçu comme une dette
intergénérationnelle envers les futurs citoyens du monde ? Ou
bien une combinaison des deux ? Devrait-il être remboursé, et
comment ? De qui, à qui ? Cette liste d'interrogations n'est pas
exhaustive et il s'agit ici plus modestement de donner un aperçu
du développement du concept et de discuter de certains des
domaines où il a été ou est actuellement appliqué, notamment en
termes d'objectifs du projet de recherche collaborative EJOLT -
Environmental Justice Organizations, Liabilities and Trade.
L'un des principaux objectifs d'EJOLT est d'habiliter les
organisations de justice environnementale (EJO) en clarifiant et
adaptant des concepts scientifiques et des méthodologies
pertinentes aux activités spécifiques de ces organisations,
objectif concrétisé par la proposition d'EJOLT à la Commission
européenne de promouvoir «l'enseignement de la méthodologie de
tels calculs [académiques] dans des termes compréhensibles pour
les activistes et les citoyens ». [no.2015, p. 10]Cette
proposition est donc directement liée au contexte dans lequel
elle a été rédigée, car l'idée de dette écologique (y compris la
dette climatique), identifiée comme un concept clé d'EJOLT,
nécessite une meilleure compréhension si les EJO doivent
opérationnaliser sa méthodologie et ses possibilités dans leurs
activités en cours. Ainsi, la recherche-action préconisée par
EJOLT développe et normalise une plus grande réciprocité et une
plus grande collaboration entre la théorisation académique et la
pratique civile.
Pour atteindre cet objectif de la recherche-action, EJOLT permet
aux praticiens de la «connaissance activiste » de générer des
connaissances malheureusement rarement reconnues comme telles (et
encore moins demandées) par les academiciens, et les rendre plus
disponibles en tant que données empiriques pour plus d'activistes
orientés vers la recherche.
Parallèlement, ces academiciens développent et valident des
méthodologies et des conceptions théoriques plus standardisées
afin de distiller ces connaissances activistes souvent liées au
lieu et au contexte et les mettre à la disposition d'un éventail
plus large de praticiens militants pour la justice et l'égalité
dans leurs propres contextes spécifiques à travers le monde. Ils
peuvent ainsi générer d'autres ensembles de données empiriques.
Et ainsi de suite, le cycle peut continuer.
Il s'agit donc là d'initier une correspondance plus durable et
fluide entre les connaissances activistes et académiques, qui se
poursuivra dans l'avenir en construisant un cadre de
collaboration pour ces deux approches différentes de la
génération de connaissances, afin d'atteindre l'objectif partagé
de la justice environnementale. L'élaboration d'un tel cadre
pourrait par ailleurs constituer une base solide pour aller de
l'avant dans la réalisation des objectifs plus généraux du projet
de recherche EJOLT.
1.2 Synopsis historique du concept de dette écologique
Plusieurs luttes à différentes échelles politiques et sociales
ont vu le jour dans les années 1960 et, dans les années 1970 et
1980, se sont avérées concerner des problèmes importants touchant
le monde entier. Dès le début des années 1990, trois facteurs
historiques - l'émergence d'une conscience environnementale mais
également une reconnaissance de la responsabilité des Etats quant
à l'assujettissement colonial, et le malaise généré par la crise
de la dette -, ont suscité l'idée d'une dette écologique.
Dans les années précédant le Sommet de Rio, de nombreux pays
avaient en effet déjà reconnu les impacts des problèmes
environnementaux émergents et avaient commencé à prendre des
mesures au niveau de l'Etat - inimaginables auparavant - pour les
résoudre. La création en 1970 par l'administration conservatrice
de Nixon de l'Environmental Protection Agency des États-Unis est
un exemple illustratif du large soutien apporté à de telles
initiatives[note de bas de page:
Le président de la Colombie à l'époque, Virgilio Barco, a utilisé
le concept dans un discours en 1990, de même Fidel Castro de Cuba
(Martinez-Alier 2002: 213).
]. Parallèlement à ces actions politiques au niveau de l'État a
été pris en compte de plus en plus dans la recherche sociale, ce
que l'historien péruvien Alberto Flores Galindo a appelé en 1988
« l'environnementalisme des pauvres ». car cette forme
d'environnementalisme résulte de « conflits de distribution
locaux, régionaux, nationaux et mondiaux causés par la croissance
économique et les inégalités sociales » (Martinez-Alier 2002:
14), les principaux acteurs de ces conflits - les « pauvres » -
se considèrent moins comme des écologistes en soi que comme des
individus et des communautés engagés dans une lutte pour défendre
leurs moyens de subsistance.
Puis en 1992, le Sommet de la Terre de Rio de 1992 a attiré
l'attention des médias sur les questions d'environnement et de
développement, ce qui a entraîné pour la première fois la
mobilisation de la société sur ces questions.
En tant qu'économiste écologique, Joan Martinez-Alier (2002: 11)
affirme : « au cœur de ce […] courant [environnemental], il n'y a
pas une révérence sacrée pour la Nature mais un intérêt concret
pour l'environnement en tant que source et condition de
subsistance ; il y a moins une préoccupation pour les droits
d'autres espèces et l'avenir des humains qu'une demande de
justice sociale pour les hommes du présent ». Le Sommet de la
Terre de Rio de 1992 peut être considéré comme une illustration
de cette vision. Les résultats les plus connus de Rio sont
peut-être les conventions qui ont été adoptées par les
gouvernements des États du monde concernant les changements
climatiques, la biodiversité et la désertification,
On se souvient cependant moins bien que lors de cette rencontre,
les ONG et les organisations de base ont également adopté un
certain nombre de conventions les concernant, comme celle
particulièrement pertinente du traité de la dette, qui stipulait
franchement que « la dette écologique planétaire du Nord […] est
essentiellement constituée de relations économiques et
commerciales fondées sur l'exploitation indiscriminée des
ressources et de leurs impacts écologiques, y compris la
détérioration de l'environnement mondial, dont la majeure partie
incombe au Nord » (cf. Paredis et al., 2008: 3). Le Traité a
également exigé que des pressions soient exercées sur les
organisations internationales pour la mise en place, à la fin de
1995, d'un système de comptabilité de la planète Terre afin de
quantifier la dette cumulée des pays du Nord qui résulte des
ressources prélevées et de la destruction et des déchets produits
au cours des 500 dernières années (Ibid: 25).
Certes l'ironie de la coïncidence du 3[exposant:ème] Sommet de la Terre en 1992 avec le 500[exposant:ème] anniversaire de la « découverte » des Amériques par Christophe
Colomb en 1492 n'a échappé ni aux rédacteurs du traité ni aux
autres participants à la réunion, dont une partie a célébré une
étape de l'évolution vers la modernité, alors que d'autres ont
commémoré 500 ans de résistance indigène, d'un demi-millénaire de
colonialisme et d'oppression, de pillages et d'extraction de
ressources dans les Amériques, ainsi que l'accumulation
historique par les bâtisseurs occidentaux des systèmes d'Etats
modernes d'une dette écologique encore impayée.
Le début des années 1990 a donné lieu non seulement à cette
remise en mémoire solennelle d'une dette historique, mais aussi à
une reconnaissance croissante de la persistance de cette dernière
jusqu'à la fin du XX[exposant:ème] siècle, en particulier à l'époque de la crise de la dette, où on
était loin d'avoir fini d'épuiser les pays du Sud. En bref, dans
les années 70, les banquiers internationaux, cherchant des
investissements lucratifs après la stagnation des économies
d'État induites par les chocs pétroliers, ont commencé à offrir
des prêts bon marché aux pays en développement. Les gouvernements
ont alors lourdement emprunté pour répondre aux pressions
internationales croissantes les incitant à se développer, et à
d'autres pays pour satisfaire des pulsions nettement moins
avouables. Répondant à cette stagnation industrielle et préoccupé
par la hausse de l'inflation, le président de la Réserve fédérale
américaine, Paul Volcker, a toutefois décidé au début du premier
mandat du président Reagan de passer de politiques keynésiennes à
des politiques monétaristes, afin de sortir de cette impasse
stagflationniste ;
Cette mesure, qui fit grimper le taux des fonds fédéraux de 11,9%
en moyenne en 1979 à 20% en 1981, permit de maîtriser l'inflation
mais, en même temps, plaça les pays du tiers monde lourdement
endettés dans une situation impossible au regard du remboursement
de leurs dettes extérieures. Ces derniers se retrouvèrent à la
merci de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international
(FMI) qui, fixant les conditions d'un renflouement ou d'un
financement supplémentaire, exigea des «ajustements structurels»
pour libéraliser les économies nationales et les structures de
gouvernance. Ces ajustements, qui ont conduit à la disparition de
l'État keynésien comme cadre de gouvernance dans le monde,
comprenaient des réductions massives des dépenses publiques, la
suppression des contrôles des prix et des subventions, des
privatisations exhaustives des entreprises publiques, des
dévaluations monétaires et la libéralisation des échanges. La
conséquence directe de leur mise en œuvre a été une aggravation
des conséquences sociales, allant de la réduction des dépenses de
santé et d'éducation à la malnutrition croissante, à
l'augmentation du chômage, à la dépossession des terres et de la
propriété. En règle générale, de tels programmes d'ajustement
structurel contraignaient aussi les pays en développement à
recentrer leurs activités économiques sur l'accroissement des
exportations de produits primaires grâce à l'intensification de
l'extraction des ressources.
Au début des années 1990, les dégradations écologiques et
sociales résultant déjà de cette intensification obligatoire des
activités extractives donnèrent encore plus d'autorité à
l'émergence du concept de dette écologique en tant que pouvant
expliquer les injustices historiques et continues infligées aux
peuples du Sud par la rapacité apparemment insatiable du Nord.
Reconnaissant l'existence de cette injustice contemporaine dans
l'histoire au moins depuis Christophe Colomb, un des principaux
paragraphes du Traité de 1992 stipule que la dette extérieure
n'est que « le mécanisme le plus récent de l'exploitation des
peuples du Sud et de l'environnement par le Nord». (Paredis et
al. 2008, p.3).
Ce qui a conféré au concept de dette écologique une évidence si
éclatante, dans ce contexte, c'est qu'il a soudainement permis
d'inverser les rôles des créanciers du Nord vis-à-vis des pays du
Sud en développement, qui avaient jusqu'alors toujours été
accusés d'être redevables au Nord industriel. Dans le cadre d'un
discours sur la dette écologique, la dégradation des écologies
environnementales et sociales du Sud constitue une fraction de
l'accumulation continue des impayés du Nord. Le Nord global, en
d'autres termes, est devenu un débiteur défaillant,
historiquement réprouvé.
1.2.1 «Croissance organique» : la dynamique d'un mouvement
Paredis et al. (2008, p.23) décrivent avec justesse le
développement du concept de dette écologique depuis le début des
années 1990 comme un processus de « croissance organique ». Sans
définition normalisée ou de véritable ancrage de personnalité, de
lieu ou d'approche, le concept est resté plutôt amorphe et
flexible dans ses caractérisations, méthodologies et applications
pratiques. À cet égard, il s'écarte de concepts similaires tels
que l'empreinte écologique et l'espace environnemental conçus par
les chercheurs universitaires et ayant déjà acquis des
définitions précises et des méthodologies unifiées avant d'être
adoptés par les ONG et d'autres militants et praticiens de la
société civile.
Seul l'économiste écologique Joan Martinez-Alier est reconnu
comme une exception à la déconnexion entre les traitements
académiques et civils du concept de dette écologique. En
référençant son concept de « croissance organique », Paredis et
al. suggèrent que le développement de la conception d'une dette
écologique a été un processus ascendant et inductif de génération
raisonnée du savoir à travers lequel les idées originales et les
pratiques novatrices ont continué à émerger des expériences et
préoccupations locales des militants et autres partisans et
acteurs de l'équité et de la justice écologiques dans le monde.
Dans les années après le Sommet de la Terre de 1992, le concept
de dette écologique a germé dans le contexte des campagnes
d'annulation des dettes extérieures, des opportunités de
réseautage, conférences et publications prônant cette annulation.
Un acteur clé de cette période a été l'ONG équatorienne et
partenaire d'EJOLT, Acción Ecologica (AE), qui a présenté la
déclaration «Plus de pillage: ils nous doivent la dette
écologique» à Johannesburg en 1999 (AE 2000). La même année, des
représentants des Amis de la Terre International (FoEI), réunis à
Quito, ont lancé une campagne sur la dette écologique (FOEI
2003). Ensemble, AE et FOEI ont organisé un réseau d'ONG pour
fonder l'Alliance des créanciers écologiques de la dette du Sud
(SPEDCA), dont le but était de promouvoir la «reconnaissance
internationale de la dette écologique historique et actuelle»
(Paredis et al. : 4). Peu de temps après, une alliance de
«débiteurs» écologiques favorables aux arguments en faveur de la
reconnaissance du concept de dette écologique, le Réseau européen
pour la reconnaissance de la dette écologique (ENRED), a
également été créée (WCC 2002).
Puis, en 1999, à l'apogée de la campagne pour la dette de Jubilé
2000, la brochure «Qui doit qui ? Changement climatique, dette,
équité et survie » (Simms et al., 1999) a été distribuée. La
brochure, qui comprenait une tentative de quantifier la dette
carbone historique du Nord par rapport à la dette extérieure du
Sud, a été l'une des premières publications dans lesquelles
l'idée d'une dette carbone (climatique ultérieure) a été
formulée, ressemblant à l'approche de la responsabilité
historique qui avait été proposée par le Brésil et incluse dans
les négociations de la CCNUCC de 1997. Dans le débat suscité par
cette idée de responsabilité historique, comme l'expliquent
Roberts et Parks (2007), la notion de dette carbone a été évoquée
par des représentants de plusieurs pays en développement. D'une
manière primordiale, la brochure a marqué une réorientation du
concept de l'écologie vers celui de la dette climatique, ce qui a
donné au concept de dette une plus grande visibilité et une plus
grande légitimité dans les discussions générales de l'époque.
Tout comme la dette écologique est étroitement liée au concept
plus large de justice environnementale, la dette climatique s'est
développée par rapport à la justice climatique, notion utilisée à
la fin des années 1980 et reprise par le mouvement climatique au
tournant du millénaire. La société Corporate Watch, basée aux
États-Unis, a organisé le sommet sur la justice climatique La
Haye 2000 et a inspiré l'adoption de «The Climate Justice
Declaration» par les EJO américains en 2004 (Roberts and Parks
2009: 394-395). La même année, une réunion de l'EJO en Afrique du
Sud a adopté «La Déclaration de Durban sur le commerce du
carbone» sous le titre « Climate Justice Now!» (DGCJ 2004),
développée depuis en réseau mondial, lancé à Bali en 2007, qui a
pesé en particulier dans les conférences de l'ONU sur le
changement climatique.
En 2009, juste avant la COP 15 de Copenhague, les concepts de
dette écologique et climatique ont enfin été intégrés aux
discussions dans le cadre de la plate-forme de négociation du Sud
(voir Bond 2010). Par exemple, la négociatrice en chef du climat
de la Bolivie, Angelica Navarro, a exigé le remboursement de la
dette climatique, suivie par d'autres pays d'Amérique latine
(Cuba, Honduras, Nicaragua, Venezuela) et aussi d'Asie du Sud
(Sri Lanka), qui se sont également prononcés en faveur du
remboursement de la dette climatique ainsi que le Lesotho, au nom
des 49 pays les moins avancés du monde. De même, le soutien au
concept a été affirmé (TWN 2010) par la déclaration «Rembourser
la dette climatique: un résultat juste et efficace pour
Copenhague» (TWN 2009a), rédigée et signée par au moins 254
organisations, dont la plupart provenaient des pays du Sud (TWN
2009b). Selon celle-ci, les pays développés sont en retard sur
les pays en développement pour une dette double : dette
d'émission et dette d'adaptation, qui ensemble constituent la
dette climatique totale. Cependant, cette dette climatique est
expressément considérée comme une «partie d'une dette écologique,
sociale et économique plus grande due par le riche monde
industrialisé à la majorité pauvre» (TWN 2009a).
Après l'échec de Copenhague, et avec le soutien de 200
organisations civiles et les 5 États membres de l'Alliance
bolivarienne pour les Amériques (ALBA), le président bolivien Evo
Morales a rassemblé à Cochabamba en avril 2010 la Conférence
mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits
de la Terre mère. Un «accord populaire» (PWCCC 2010) a été
adopté, critiquant le processus de négociation sur le climat de
l'ONU et formulant la base d'une proposition globale bolivienne
soumise au même processus un an plus tard (CCNUCC 2010c: 14- 39).
La dette climatique est un concept central dans l'Accord des
Peuples et selon la proposition bolivienne : En consommant
excessivement la capacité disponible de l'atmosphère et du
système climatique de la Terre pour absorber les gaz à effet de
serre, les pays développés ont accumulé une dette climatique
envers les pays en développement et la Terre mère » (Ibid.: 15).
Puis en 2012 la déclaration finale du Sommet des Peuples à Rio +
20 a affirmé sa «reconnaissance de la dette sociale et écologique
historique» (Sommet des Peuples 2012).
Bien que le concept de dette écologique ait perdu du terrain
après 2009, les représentants des petits États insulaires lors
des pourparlers de Cancún en 2010 ont introduit comme troisième
point de négociation une atténuation et une adaptation du concept
de «perte et dommage». Celui-ci, dans sa forme originale, évoque
la dette climatique (ainsi qu'une approche de la responsabilité
historique). S'appuyant sur ce développement, le «Mécanisme
international de Varsovie pour les pertes et dommages» a été
introduit à la COP 19 en 2013. Il semble toutefois avoir échoué
car le compromis final de la réunion a relégué le mécanisme de
Varsovie à une sous-position pilier d'adaptation, sans référence
à la responsabilité historique ou à l'indemnisation des dettes
accumulées. Comme l'a révélé «The Hindu» (2013), un exposé
interne du Département d'État américain a clairement montré que
le gouvernement américain ne considère pas les revendications de
«compensation et de responsabilité» comme une «avenue productive
pour la CCNUCC (Convention-cadre des Nations unies sur les
changements climatiques)».
Pour conclure ce bref historique du concept de dette écologique,
une précision importante concernant l'échelle : depuis ses
premiers balbutiements dans les années 1980, le concept de dette
écologique a été le plus souvent utilisé pour exprimer des
relations entre États ou groupes d'États à l'échelle mondiale. Or
les perspectives locales, bien que largement ignorées dans le
débat, méritent sans doute d'être mieux reconnues et explorées,
car bien que l'étendue des dommages écologiques causés par les
actions d'une installation industrielle particulière ne puisse
souvent pas être confinée aux frontières nationales, une grande
partie de l'impact de ces pollueurs ponctuels tend néanmoins à
être localisée. À cet effet, Paredis et al. (2008: 5) ont
identifié une tendance récente à appliquer le concept de la dette
à des situations dans lesquelles les entreprises sont accusées
d'avoir des arriérés pour leurs activités écologiques et
socialement localisées mais non moins nocives. En dénonçant un
tel endettement localisé au titre de «la dette écologique privée»
ou «la responsabilité environnementale», Meynen et Sebastian
(2013: 434) définissent cette formulation plus limitée de la
dette comme, au minimum « la somme de tous les dommages
écologiques monétisés accumulés au cours d'une période dans
l'environnement géographique défini d'une certaine unité
d'extraction ou de production, où la relation de cause à effet
entre l'unité et les dommages est suffisamment unique et
confirmée ». Une opposition à cette définition, contestable en
soi du fait des controverses quant à la « monétisation des
ressources naturelles », pose problème du fait de la
jurisprudence internationale existante.
Le rapport EJOLT 16 traite des stratégies utilisées par les
organisations de justice environnementale pour évaluer
économiquement les passifs environnementaux (Zografos et al.,
2014). Le concept de dette devient ainsi un outil puissant et
disponible pour les EJO dans leurs luttes locales pour la justice
environnementale et leur permettre par ailleurs de les relier
plus solidement au mouvement international naissant de la dette
écologique et de la justice, pouvant les renforcer dans leurs
luttes par des possibilités telles que des collaborations
virtuelles d'écojustice. En même temps, l'intégration du concept
à un public plus large, tout comme le rôle important qu'il joue
dans le livre de l'auteur-activiste Naomi Klein, «This Changes
Everything» (2014), renforce sa légitimité et augmente sa
reconnaissance au-delà du noyau de ce mouvement international
1.2.2 De la «croissance organique» à la «stratégie collaborative»
Au lieu de considérer la science - comme bien souvent autrefois -
en tant que discipline qui ne vise que son propre progrès, la
recherche-action que représente EJOLT a pour objectif de la
rendre plus utile à plus de gens en établissant des réciprocités
et des collaborations plus grandes entre la théorisation et la
pratique, grâce à la synergie entre les «connaissances
activistes» que les praticiens génèrent dans leur travail et les
méthodologies standardisées ainsi que les compréhensions
théoriques des universitaires.
Dans la poursuite de l'objectif commun de justice écologique, une
tâche importante dans l'élaboration d'une telle dialectique
activiste-universitaire dans le contexte de cet article est de
relier brièvement et à grands traits ces deux types de
connaissances dans leur état actuel, afin d'établir une
correspondance plus durable et plus fluide entre elles. Grâce à
une meilleure compréhension réciproque, tant en termes de leurs
forces que de leurs faiblesses respectives, un cadre de
collaboration fondé sur les meilleurs aspects de la façon dont
les organisations civiles et les institutions académiques
abordent la génération de connaissances peut être construit.
L'élaboration d'un tel cadre pourrait constituer une base solide
pour progresser vers la réalisation des objectifs plus généraux
du projet de recherche EJOLT.
1.2.3 L'argument de la dette écologique activiste
Malgré le concept de croissance organique de la dette écologique
tel que mentionné ci-dessus, elle a toujours conservé un noyau
conceptuel stable. D'après le sociologue James Rice (2009), en
appliquant l'analyse des arguments à huit documents politiques
d'ONG qui préconisent le concept de dette écologique, « la
rhétorique de ces documents est représentative de la stabilité de
ce noyau par leur discours contre-hégémonique appelant à une
réévaluation fondamentale des relations politiques et économiques
Nord-Sud » (Ibid: 249). Dans son analyse, Rice identifie quatre
revendications principales qui sous-tendent les arguments des
huit ONG en faveur du concept de dette écologique :
1. Supprimer la subvention socio-écologique existant de nos jours
encore et depuis l'époque coloniale d'une subvention imposée
aux pays du Sud, liée au sous paiement et parfois au pillage
des ressources naturelles et de la force de travail de ceux-ci,
qui «appauvrit et dégrade la terre, la culture et le potentiel
de développement des pays du Sud» et leur fait supporter une
part disproportionnée de la capacité d'absorption globale à
travers ses vastes émissions de gaz à effet de serre.
2. Annuler la dette financière extérieure des pays du Sud, qui,
pour rembourser leur dette, sont contraints d'accélérer
l'extraction et l'exportation de leurs ressources naturelles,
avec comme conséquence une diminution du prix de ces ressources
sur le marché mondial et l'intensification des efforts
d'extraction, qui les placent dans un cercle vicieux : le
remboursement de la dette extérieure entraînerait en fait une
augmentation de la dette écologique du Sud au regard des
comptes du Nord.
3. Reconsidérer les niveaux actuels de production et de
consommation du Nord, qui ne sont pas viables à long terme,
d'autant plus qu'ils sont fondés sur la subvention
socio-écologique du Sud. On peut ainsi montrer que le modèle de
développement néolibéral est à l'origine non seulement de
l'appauvrissement du Sud mais aussi de la crise écologique
mondiale.
4. Paiement de la dette écologique, revendiquée par les ONG, car
cf. Rice «l'équité pour les obligations actuelles et
rationnelles envers les générations futures exige que les pays
du Nord commencent à rembourser la subvention socio-écologique
accumulée, une obligation qui peut être définie comme une«
dette écologique » (Idem, 241).
1.2.4 Conceptualisations académiques de la dette écologique
Au-delà des organisations civiles et militantes, la dette
écologique est de plus en plus reconnue dans sa légitimité et
soutenue dans les milieux universitaires, les revendications des
ONG faisant l'objet de recherches et développements académiques
plus formels et liant la dette écologique à des outils
quantifiables dans l'économie, les flux de matières et la
comptabilité des ressources environnementales, dont en
particulier deux contributions significatives au développement de
notre compréhension de la dette écologique : de l'historien
économique et économiste écologique Joan Martinez-Alier, de
l'Université Autonome de Barcelone, selon lequel (2002), la dette
écologique est un concept économique qui découle de conflits de
distribution de deux sortes :
Le premier est l'échange écologiquement inégal, qui peut être
défini comme «le fait d'exporter des produits des régions et pays
pauvres, à des prix qui ne tiennent pas compte des externalités
locales provoquées par ces exportations ou l'épuisement des
ressources naturelles, en échange de biens et services des
régions plus riches » (Ibid: 214).
Ce concept a ses racines dans une analyse structuraliste des
systèmes mondiaux avec une vision économique hétérodoxe du
commerce mondial inspirée par le marxisme, donc considéré comme
injuste en raison des relations de pouvoir permettant aux nations
développées d'imposer la détérioration des termes de l'échange
aux «pays en développement» à la périphérie du système. Dans les
années 1980 et 1990, les écologistes politiques ont adopté ce
cadre d'analyse en l'élargissant non seulement à ses facteurs
sociaux et économiques traditionnels, mais en introduisant comme
facteurs les aspects écologiquement dévastateurs de l'échange
inégal entre le Nord et le Sud (Bunker 1985, Altvater 1993,
Hornborg 1998, 2011).
le deuxième conflit conduisant à la dette écologique est la
tendance des pays riches à utiliser de manière disproportionnée
l'espace environnemental sans en payer le prix - s'agissant
principalement de l'utilisation des puits de carbone - et
constituant un facteur important dans l'accumulation de la dette
carbone ou climatique. Sur cette base, la dette écologique
pourrait donc être décrite comme le résultat cumulatif (ou le
stock) d'échanges (flux) écologiquement inéquitables, plus la
dette carbone.
Par exemple, des échanges écologiquement inéquitables
apparaissent dans les coûts (non rémunérés) de la reproduction,
du maintien ou de la gestion durable des ressources renouvelables
exportées des périphéries du Sud. Il est également perceptible
dans les coûts de l'indisponibilité future des ressources
naturelles détruites et non renouvelables ainsi que dans
l'indemnisation dérisoire ou les coûts (non payés) de réparation
des dommages locaux causés par les exportations ou la valeur
actuelle des dommages irréversibles. Enfin, l'échange
écologiquement inégal peut également apparaître dans le montant
(non payé) de la valeur commerciale des ressources génétiques
appropriées. Quant à l'utilisation disproportionnée de l'espace
environnemental, deux manifestations importantes (liste nullement
exhaustive) dans le monde sont notables : les coûts de réparation
(non payés) ou la compensation des impacts causés par les
importations de déchets toxiques, et les coûts (impayés) de la
libre disposition des résidus de gaz (GES et autres types de
pollution de l'air), en supposant l'égalité des droits aux puits
et aux réservoirs.
Martinez-Alier admet que quantifier la dette écologique en termes
monétaires est aléatoire mais souligne qu'il s'agit de
«considérer que la dette extérieure du Sud vers le Nord a déjà
été payée en raison de la dette écologique que le Nord doit au
Sud» (2002: 233), ce qui implique qu'une liste détaillée de
débits et de crédits écologiques n'est peut-être ni possible ni
nécessaire. Pour ceux qui critiquent l'idée même de monétiser les
services de la nature, il supplie «mea culpa. Mon excuse est que
le langage de la chrématistique7 est bien compris dans le Nord »
(Idem, 228).
d'un groupe de chercheurs belges dirigé par Erik Paredis à
l'Université de Gand ayant élaboré une synthèse très complète des
analyses antérieures de la dette écologique, ainsi que l'une des
tentatives les plus détaillées pour quantifier le concept. Dans
leur ouvrage de 2008 intitulé «Le concept de dette écologique :
son sens et son applicabilité dans la politique internationale»
(Paredis et al., 2008), se basant sur la littérature existante,
avancent une définition de synthèse (voir ci-dessous) et le
statut de la dette écologique dans le droit international de
l'environnement. Ils calculent aussi méticuleusement deux parties
de la dette écologique de la Belgique : 1) qui découlent de son
utilisation de l'énergie et de sa contribution conséquente au
changement climatique et 2) de sa production agricole et de son
approvisionnement alimentaire. L'objectif principal de leur
recherche est de remédier à certaines des faiblesses qu'ils ont
identifiées et qui ne concernent pas le concept en tant que tel
mais l'opérationnalisation du concept.
Paredis et ses collègues soutiennent que la réalité de la dette
écologique ne peut être niée : les dommages écologiques
historiques et actuels subis par les autres pays et les
écosystèmes mondiaux causés par les pays industrialisés et la
surexploitation des biens et services écosystémiques sont
amplement documentés et le concept de dette écologique un outil
potentiellement puissant pour examiner les relations Nord et Sud
ou repenser les politiques de développement durable (IX). De
plus, les auteurs soutiennent qu'une définition de travail plus
précise de la dette écologique doit être rédigée pour surmonter
les faiblesses actuelles identifiées dans le concept. Ils
concluent en soumettant la définition suivante à un examen
général : la dette écologique du pays A comprend :
1. les dommages écologiques causés dans le temps par le pays A
dans d'autres pays ou dans les zones relevant de la juridiction
d'autres pays à travers ses modes de production et de
consommation, et/ou
2. les dommages écologiques causés au fil du temps par le pays A
aux écosystèmes situés au-delà de la juridiction nationale à
travers ses modes de consommation et de production et/ou
3. l'exploitation ou l'utilisation des biens et services des
écosystèmes et des écosystèmes au fil du temps par le pays A au
détriment des droits équitables à ces écosystèmes et biens et
services écosystémiques d'autres pays ou individus (Paredis et
al., 2008 : 149).
Les deux concepts clés de Paredis et la définition de travail de
ses collègues sont «dommage écologique» et «utilisation au
détriment des droits équitables des autres». Dans ces termes, on
peut dire qu'une dette écologique s'est accumulée lorsqu'un pays
cause des dommages écologiques dans un autre pays ou dans les
biens communs mondiaux. On peut également dire que l'accumulation
a eu lieu dans des situations où l'on a fait un usage
disproportionné des services écosystémiques qui auraient pu
raisonnablement être supposés partagés également par tous sur la
planète. Cette définition fait notamment écho à la
conceptualisation par Martinez-Alier des deux conflits
distributifs qui conduisent à l'accumulation de la dette
écologique, où le premier - les effets cumulatifs d'un échange
écologiquement inégal - est constitué de dommages écologiques et
le second - l'utilisation disproportionnée du bien commun se
traduit par des situations « d'utilisation au détriment des
droits équitables d'autres pays ».
1.3 Les fondements théoriques de la dette écologique
Le développement de la dette écologique en tant que concept très
utilisé dans un mouvement bourgeonnant en plein essor exige que
sa croissance organique exponentielle soit quelque peu tempérée
par le développement d'une base théorique solide, à laquelle les
militants et les universitaires peuvent se référer. Pour Paredis
et al. celle-ci doit reposer sur quatre piliers :
• une riche tradition théorique des systèmes de comptabilité
biophysique, qui existe déjà ;
• les théories de l'économie écologique, permettant de justifier
les systèmes de mesure ;
• les théories de la justice environnementale et des droits de
l'homme, s'appuyant sur différentes sources ;
• les théories et cas d'injustices historiques ou de catastrophes
écologiques.
Rice propose une 5[exposant:ème] théorie supplémentaire : une analyse du système mondial orienté
vers l'écologie. Développée dans les années 1970 elle a été
réactivée par les écologistes politiques à partir des années 1980
et suivantes.
1.4 La dette écologique comme principe de répartition
La déclaration du représentant américain Todd Stern lors du
Sommet de Copenhague sur le climat 2009 reflète clairement les
pratiques dominantes de la Realpolitik contemporaine : « Nous
reconnaissons absolument notre rôle historique dans la diffusion
des émissions dans l'atmosphère, mais je rejette catégoriquement
l'idée d'une culpabilité ou de réparations ». Ces propos ne sont
pas seulement révélateurs de la réticence du Nord à agir pour
rectifier les divers méfaits de ses pratiques historiques. Ils
suggèrent également que les questions liées à la dette écologique
sont réduites à des problèmes de distribution, à la fois
spatialement et temporellement.
De ce fait, en particulier dans le domaine grandissant de la
théorie politique environnementale, différents principes de
distribution pour les allocations futures de charges de
changement climatique ont été proposés et discutés. Un de ces
principes qui s'apparente conceptuellement à la dette climatique
a été dénommé alternativement «pollueur payeur», «contributeur
payeur», «responsabilité historique» ou «responsabilité». Il y a
eu une «convergence surprenante d'auteurs philosophiques sur le
sujet», selon l'un des plus importants d'entre eux, Stephen M
Gardiner (2004), qui note que ces auteurs «sont pratiquement
unanimes dans leur conclusion que les pays développés devraient
jouer un rôle de premier plan dans les coûts du changement
climatique», la raison principale étant que ces pays sont
responsables de la majeure partie des émissions historiques.
«Global Environment and International Inequality» (1999) d'Henry
Shue, et «En défense de la responsabilité historique pour les
émissions de gaz à effet de serre» (2000) d'Eric Neumayer
illustrent ce consensus en faveur de la responsabilité
historique. Shue commence par une analogie souvent citée avec les
parents qui, partout dans le monde, apprennent à leurs enfants à
nettoyer leur propre désordre. Cette règle simple est logique du
point de vue de l'incitation : si l'on apprend que l'on ne pourra
pas s'en tirer simplement en s'éloignant de tout ce que l'on
crée, on est fortement incité à ne pas faire de dégâts. Quiconque
crée un gâchis le fait probablement dans un processus de
poursuite d'un bénéfice - pour un enfant, le bénéfice peut être
simplement le plaisir de jouer avec les objets qui constituent le
désordre. Si l'on apprend que celui qui profite du désordre doit
aussi être celui qui paie le coût du nettoyage, on apprend à tout
le moins à ne pas faire de dégâts avec des coûts supérieurs à
leurs avantages (Shue 1999: 533).
Shue formalise ensuite cette analogie dans un premier principe
d'équité : «ceux qui ont été unilatéralement désavantagés ont le
droit d'exiger qu'à l'avenir la partie fautive assume des charges
inégales, au moins dans la mesure de l'avantage injuste
précédemment obtenu, afin de restaurer l'égalité » (Ibid: 534).
Neumayer (2000: 187-188), tout en soutenant l'articulation de cet
argument éthique par Shue en faveur de la responsabilité
historique, qu'il appelle « principe de l'égalité des chances», y
ajoute également deux arguments : la science est
incontestablement du côté de la responsabilité historique dans la
mesure où le réchauffement climatique est une conséquence des gaz
à effet de serre accumulés au fil du temps, et le principe
juridique ancien que le pollueur paye doit être respecté dans les
schémas d'allocation basés sur l'argument de la responsabilité
historique. Certaines objections à l'idée de la responsabilité
historique ont été soulevées, en particulier le fait que les
générations actuelles continuent de bénéficier des périodes
d'industrialisation antérieures. Comme cela a été souligné
récemment (Godard 2012: 12), un tel bénéfice est cependant
parfois incertain et peut-être surestimé. Shue ne réfléchit pas,
dans son argumentation, aux conséquences de la dégénérescence
industrielle d'un pays comme l'Ukraine, qui a une responsabilité
massive sur le changement climatique de ses activités
industrielles passées, même si les bénéfices de ses émissions
historiques ont largement disparu avec les temps économiques
difficiles. L'Ukraine fait face depuis plus de vingt ans à la
chute de l'Union soviétique. Dans ce cas, tenir l'Ukraine pour
responsable des émissions passées qui ne profitent en rien aux
générations actuelles en décidant de la répartition actuelle de
sa charge climatique pourrait s'avérer injuste. Cette situation
est longuement discutée dans Warlenius (2013), dont la conclusion
provisoire est que les cas d'économies désindustrialisées en
déclin soulignent la nécessité de s'éloigner des approches
«pures» et strictes de la responsabilité pour calculer la dette
climatique en tenant compte des différences fondamentales entre
les «émissions de subsistance» - émissions résultant d'activités
nécessaires à la satisfaction de besoins fondamentaux tels que la
production alimentaire - et «émissions de luxe» (voir Agarwal et
Narain 1991, Shue 1994, Vanderheiden 2008). Le premier est
considéré comme un droit fondamental, de sorte que seul le
dernier devrait être pris en compte dans l'attribution de la
responsabilité historique dans un futur système de partage de la
charge. Selon cette proposition, l'historique des émissions de
l'Ukraine serait ainsi supprimé et certaines de ses émissions
actuelles seraient autorisées gratuitement (Warlenius 2013: 41).